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Intimités publiques ? Musiques d’un quartier de la ville de Praia. Intimidades públicas ? Músicas de um bairro da cidade da Praia.

Me voyant gribouiller dans un carnet, assis sur les marches de la maison d’un ami commun dans le quartier de Bela Vista, Berta me demanda ce que j’étais en train d’écrire. Je prends notes de ce que j’observe et des pensées que ces observations stimulent. 

Berta me dit dans la foulée qu’elle aussi écrivait dans un carnet. En visite chez elle quelques jours plus tard, elle me lut quelques poèmes d’un carnet. Elle y écrivait en langue capverdienne les textes des batuques qu’elle chantait avec son groupe « Obama ». 

Assis chez Berta, j’écoutais attentivement ces textes qu’elle me chantait délicatement. J’avais l’impression de recueillir les murmures de la vie intime de Berta, de rentrer dans sa vie, titillé par les jeux de langage, les mots précis et tendres. Je vibrais avec elle, au son de ses mots, de ses intonations. Je sentais mon corps se relâcher quand elle éclatait systématiquement de rire à la  fin d’une performance, comme pour désamorcer la gravité de la situation relatée. Je saisissais le ton particulier employé quand elle parlait de l’amizadi qui existe entre elle et son « amor »

Bela Vista, Praia, Cabo Verde. Ambiances.

Voix, musiques, personnages, textures, matériaux, clichés. Bela Vista présentée en quelques notes ethnographiques subjectives.

Ambientes/ambiances de convivência- Bela Vista –  2020

Berta

Ces chansons ont été enregistrées chez Berta, dans la petite pièce principale, relativement sombre, de la maison de Bela Vista. On peut saisir, les manifestations des téléphones portables, des enfants. Berta vit à Praia depuis de longues années. Elle vend des vêtements de seconde main. Son premier batuque s’intitule « kumbossa », ce terme désigne la femme avec lequel un partenaire entretient également une relation de conjugalité.

Berta, « Disgostu ki bu dam », 2017

L’histoire que Berta m’explique posément est celle d’une jeune femme qui recourt à la magie noire pour éliminer sa kumbossa, dans ce cas, la chanteuse. Mais le sort se retourne contre elle et son propre enfant décède. Femmes et enfants sont victimes du multi partenariat d’un homme qui, dans la chanson, prend l’initiative de « conquérir » une seconde jeune femme, la chanteuse, qui n’en voulait pas. Ici, la pratique et l’appétit des hommes se soldent par la mort d’un enfant et la rivalité violente entre les femmes qu’il a séduites. Le batuque raconte la destruction physique du futur, enfants et femmes, résultant des pratiques des hommes et l’aliénation des femmes. 

Le second batuque est l’histoire d’une fuite de l’amour de la chanteuse. L’amoureux fuit sans l’aviser. Une chanson d’amour. On y apprend les mots doux avec lesquels elle le nomme : « nha amor » (mon amour), elle parle de leur relation comme une relation de « amizadi » (littéralement amitié, mais on perçoit bien toute la profondeur de l’amitié), qui ne peut se terminer ; l’amour implique la durée. Elle se fonde sur la connaissance de leurs familles ; le fait que les familles se connaissent renforce la relation, autant que le fait de se connaître depuis l’enfance. Dans cette situation, la chanteuse, la partenaire abandonnée au départ du compagnon vers l’Europe, ressent un « disgostu », (un dégoût, qui se traduit physiquement, le corps se ferme, elle se sent « nguniadu » – angoissée ) ; elle souffre, elle pleure. C’est cette douleur qui pourrait la mener à se tuer, à l’envoyer à la mort. Cette chanson douce, cette chanson d’amour, nous glisse dans l’intimité à travers quelques mots, de l’angoisse, la tristesse et l’incrédulité face au départ furtif, à la tromperie, de la personne aimée. 

Berta – Sabom de Kumpanheiru 2017

« L’homme et la femme sont le savon l’un de l’autre ». Avec sa concision habituelle, Berta présente sa conception de la relation entre l’homme et la femme. Ils se choient l’un l’autre. Dans cette image du savon, les partenaires prennent soin du corps l’un de l’autre, on se retrouve ici à l’antipode de l’expérience de corps noir menacé du texte de Coates. Cette complémentarité est légitimée par l’évocation de la Genèse. Dieu les a faits complémentaires, parce qu’Il a vu que c’était bon ; même si, en reprenant le mythe, on revient à la subordination : d’abord était l’homme dont Dieu fit la femme à partir de la côte. Ici, Berta semble embrasser la perspective de Dewey, l’œuvre d’art, le poème dans ce cas, est le meilleur moyen pour exprimer cette vérité de la complémentarité fondamentale et mythique entre l’homme et la femme. 

Yannick, KMT

Yannick/KMT- Nha Sonhu – Praia Cidade 2016

Avec Yannick (KMT), on passe dans une autre génération, une autre technologie, un monde plus masculin. On passe à un genre de musique différent, entre le rap, électro et « slow » comme on appelle cela à Praia. Une sorte d’hymne de sa vie. Contrairement à la plupart des extraits, comme pour « I can’t sleep », il s’agit ici d’un morceau enregistré, sorti du studio. Yannick est un voisin, un ami de la famille. Cette chanson célèbre le groupe de pairs qui apparaît central, les « brodas », soudés par l’amitié, la joie d’être ensemble, partageant la même spirale inévitable où il s’agit de vivre à cent à l’heure. Yannick esquisse le réseau de personnes auxquelles il tient, ses amis d’école, ses frères, sa petite-amie, sa mère. Il n’y a pas de sortie. Son rêve ? Kaminha ku nha pê (être indépendant), faire de la musique, du rap, parler, témoigner et pouvoir se retirer, pouvoir suspendre ses préoccupations, pour éviter la douleur, se donner à fond, même si l’issue est incertaine, mais KMT se rassérène : dipos de sabi, morrê é ka nada (après le plaisir, mourir n’est rien), mobilisé comme ultime recours fataliste et hédoniste.

Les femmes les plus proches de lui sont ses références, sa mère, son amoureuse (nha menina, nha fofa) auxquelles il veut à tout prix éviter la souffrance. Le conteur cherche à rester lui-même. Dans la spirale, il s’agit pour lui de « maintenir »,  d’assurer une constance, une stabilité : l’amour des femmes qui lui sont proches, de ses amis, de rester qui il est, il doit nourrir ses aspirations. La constance et la stabilité évoquent par défaut les risques d’encourir leur contraire dans la rue, faire pleurer les femmes qu’il aime, devenir différent, se distinguer de ses potes. Dans les mots de Yannick sourd le danger de la rue, le risque de la vie « sans frein », le corps soumis au risque, comme chez Coates et Audrey Lorde. 

Kevy Semedo

Kevy Semedo – A capela – 2018

Chez Kevy Semedo, les chansons deviennent presque des prières pour ceux qui lui tiennent à cœur et qui souffrent. Des imprécations, mêlées de sentiments personnels, des invitations à l’union. Dans la bouche de Kevy les chansons paraissent être des chants de ralliement, positionnant leur auteur dans la sphère sociale. Ici les sentiments de « frustrason » prennent sens dans un contexte plus politique, rappelant le lien entre émotions et politique (Massart 2000).

Kevy a accepté de chanter a capela. Il est venu « chez moi ». Nous nous sommes plus ou moins isolés sur la terrasse. Son frère et une amie l’accompagnaient. Kevy a chanté. On peut entendre le bruit de l’eau qui arrive dans les tuyaux. C’est son heure. C’est son jour. Il faut la capter. Et on entend les chants d’une assemblée de croyants qui se réunissent dans le garage d’en face pour prier. Il y a un petit vent qui agite le rideau en toile de fonds. Kevy est assis dans un fauteuil de bois, devant lui, une petite table avec l’enregistreur. Je tiens l’appareil photographique.

On est dans un genre qu’il nomme lui-même « rap-slow ». Yannick, Kevy sont éduqués, mais sans emploi. Certains amis (« irmons ») sont en prison, « dans l’obscurité ». Kevy évoque aussi les tensions avec sa famille, elles ont à voir avec les relations intergénérationnelles, le manque de soutien de la part de ses parents qui le critiquent. Kevy déplore les pressions que ses parents mettent sur lui. Ils ne se comprennent pas et pourtant, la famille continue d’être le point de référence central pour lui. La musique, l’expression s’imposent dès lors comme une nécessité, comme une perspective qui donne sens au cœur de ces difficultés de relations familiales. Ces relations ne seraient pas si aigües s’il lui était aisé d’assurer un revenu. Pour Kevy, face à toutes ces luttes, un remède : la solidarité entre amis, presque des alliances (Lorde 2007) en soutenant les femmes et les amoureuses. Au cœur de la lutte contre l’expulsion de Jerusalém, outre Berta, on retrouvera Kevy au cœur de la dynamique de création d’une association, de quartier, Kevy,…

Dança, corpos e música

Ces images furent filmées dans le même quartier de Praia, le jour de l’inauguration de la place publique. Différents groupes musicaux et de danse vont se produire. Elles évoquent tout un pan de la pragmatique de la musique, recréée par la danse, comme une manifestation du travail des ondes. Oscillations d’amplitude variable, sur les corps, sur l’espace. L’espace qui est ainsi définit par le son, le mouvement des corps, les réactions du public. Le corps est au centre de l’expression. Il semble guidé par les mots de la chanson et les mouvements des protagonistes de la vidéo. Les danseuses s’appliquent. La musique, on l’observe dans ces images, participe à la production des corps et des genres. Elle-même produit les genres et les performe. L’action de la danse sur le corps des jeunes filles est particulièrement frappante.

Comme dans la vidéo brésilienne de la chanson, on retrouve des femmes muettes et souriantes, un homme tient le micro (et probablement d’autres hommes les instruments de musique), des femmes « in display » langoureux, sensuel. Les paroles de la chanson ne laissent aucun doute sur l’objectivation du corps des femmes, leur réduction à des corps désirables, qui s’exposent selon le narratif masculin du désir. Cela fait danser les jeunes filles de Bela Vista. Tandis que leurs pairs masculins, sur une scène un peu périphérique, claquent le sol en rythme dans une parade presqu’athlétique. Ces images déploient la réalité mondialisée de la musique contemporaine. Elles tracent des liens vers le Brésil dans ce cas concret, mais aussi vers l’Afrique et l’Amérique dans les mouvements des garçons.

Santos

Santos – Três musicas – 2017

Avec Santos, on saute de nouveau une génération, c’est celle de Berta. Les trois chansons de Santos, de genres différents, éclairent bien l’interaction entre l’expression et sa forme. L’adoption du genre funaná nous transporte dans le monde des tensions sociales entre urbains et ruraux, entre Praia et le fora, une vieille dichotomie qui reste inscrite dans le genre lui-même. Le genre de musique cadre l’expression et l’expérience, la modèle, et inversement, l’auteur modèle le genre à son histoire. Les auteurs les plus jeunes sont dans des genres entre le zouk et le rap. Dans ces genres, lors de la production, le texte vient interagir avec les instruments disponibles : création ou download de beat, patte de l’ingénieur du son pour balancer beat, sons et chanson. 

Dans ses compositions, Santos choisit ce qu’il appelle le « slow » pour raconter comment sa compagne le trompe. Comment elle ne joue pas le jeu de la réciprocité, c’est-à-dire : exclusivité sexuelle et compagnonnage contre cadeaux, satisfaction des désirs matériels, le partage des ressources qu’il a acquises. Le temps lent de la musique est l’expression de la désolation, et d’un sentiment d’injustice. Il répète à l’envi qu’il « ne méritait pas ça – ka mereseba, não ». Pour le chanteur, sa loi de la réciprocité telle qu’il la définit est la Justice, sa notion de la justice. Ceci en dit long sur les normes, appliquées aux hommes et aux femmes, qu’il juge légitimes.

Morna, fidju magwadu

Fidibeki et moi marchons à la queue leu leu, vers 22h00, sur les sentiers de Bela Vista. Nous descendons le versant, une brève balade sonore à travers le quartier la nuit. Fidibeki, devant, guitare en main, murmure une morna classique qui présente une gamme de sentiments familiers que l’on retrouve dans les différents extraits repris ici : la tristesse (tristeza), la souffrance (sufrimentudor) de ne pas pouvoir vivre comme tout le monde veut vivre : dans la joie (alegria). Le titre de la chanson reprend un terme fréquemment associé aux tensions entre proches (magwamagwadu, blessure, blessé) surtout inspiré aux femmes par les hommes, mais aussi aux jeunes par les adultes de la famille.

Fidibeki – Morna à noite – Fidju magwadu, 2017

I can’t sleep

Jerusalém, Praia, Cabo Verde 2020

Durant la pandémie de Covid 19, en 2020, des habitants de Bela Vista occupent des terrains à la périphérie de Praia, au-delà du quartier Alto da Gloria. Confinés, sans accès à la rue et donc à leurs sources de revenus et face à la difficulté d’accommoder les familles dans des logements exigus loués, plusieurs jeunes gens et quelques adultes vont occuper des terrains à la périphérie de la ville, en y construisant des casa lata (littéralement maison de tôle de conserve, maison en tôle de bidon métallique de 250 litres). La municipalité recourt à la police et l’armée pour les déloger (voir le reportage de la TCV du 30 mai 2020 –). Ils résistent.

Figure de proue de cette résistance, Berta apparaît en colère à la télévision pour réclamer le droit au logement et déplorer la violence de l’état, des gens de pouvoir. Kevy quant à lui, a aussi érigé une « baraca, uma casa lata » dans le coin (o bairro) qu’ils ont désormais baptisé « Jerusalém ». Il est en colère.

Il est très actif dans la production d’un rap construit localement au départ d’une affirmation d’un jeune garçon qui dit « Aujourd’hui, je me réveillé avec une triste nouvelle ». Ce morceau s’intitule « I can’t sleep ». Un rappeur dit : « I can’t sleep dipos di trauma ki N passa – Je ne peux dormir après le trauma que j’ai enduré). I can’t sleep utilise un genre musical qui semble taillé pour, le rap. Ici encore, pas de fille, pas de femme, mais des enfants et jeunes hommes. On entend la colère contre les élites politiques. On entend le fruit d’une collaboration, un groupe de jeunes et d’enfants, qui ont lutté, et ont gagné : les baracas – les casas de lata se sont relevées, reconstruites, elles se transforment en volumes de ciment. 

I Can’t Sleep – Jerusalém – 2020

Les jeunes hommes se chargent de travailler la colère pour plus d’égalité sociale, entre les groupes socio-économiques. La lutte politique et la poésie se révèlent complémentaires. Ils portent une communauté, ils interpellent, menacent et font pression contre les puissants. Ils créent et occupent des espaces. Ils en ont les moyens. J’observe également des femmes, des filles qui créent des espaces, mais leurs voix et leurs modes d’expression autonomes sont bien contraints, et toujours, sources de suspicion. 

Appel aux poétesses guerrières

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Un commentaire

  1. Marc Hansez
    Le 3 Juil ’22 à 22:45 | Permalien

    Superbe reportage !
    Très émouvant ,grâce aux contacts privilégiés que tu as tissés depuis de nombreuses années au Cap Vert.
    L’art, la parole,la poésie et la musique sont pour ces jeunes un merveilleux moyen d’expression pour dénoncer la dur réalité de leur existence.Ils utilisent des textes profonds,imagés qui nous touchent. Je remarque que le créole capverdien convient très bien pour le genre musicale qu’est le rap.Merci pour ce très beau reportage qui m’a transporté !

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