Pourtant le jeu de cartes m'a toujours étonné au Cap-Vert par la violence qui s'y performe. Je pense principalement au jeu de cartes comme à une performance de masculinités qui se déploient à travers le jeu, le jeu fournit une trame d'expression.
Jeu de carte. Praia. 2002
Jeu de cartes. Chez Blue
Blue
règne dans son bar comme un sultan dans son harem.
Je suis monté à l'étage, chez Feliz. Je suis entré
sans frapper. Les escaliers sont obscurs. Je pose presque langoureusement
ma main sur la rampe grasse en ciment et m'avance précautionneusement
jusqu'au palier, je ne me rappelle jamais quelle marche me fait chuter.
Quoi de plus gênant de s'annoncer devant une porte qui n'offre aucune
résistance physique au corps ? Assez, cependant, pour que votre voix
se perde avant d'arriver aux oreilles de vos hôtes. J'ai maintes fois
songer au soulagement que ce serait de passer mon poing fermement au travers
de ce lambris de tripot de port, mais bon, je suis entré sans frapper.
Les filles sont devant la télévision, Dakara, Olga et Joana.
Dehors dans la petite cour, Fogo, Café, Fruta et Feliz sont là
et Dakar est couché sur le matelas, Noir dans le noir, le bras plié
sur les yeux, torse nu, il rit. Il fait lourd, lourd, je ne parviens pas à
me rafraîchir de cette eau épaisse que me donne Dakara. Dessous,
chez Blue, dans le bar, on joue aux cartes, Bulumba de Belém contre
Sevinho. Le singe du tenancier dans la cour renifle et éternue en se
serrant le sexe.
Bulumba de Belém, en short de toile de lin, transpire accroché à son tabouret. Il frappe le roi de diamant sur la caisse "Han !". Il marmonne dans sa moustache, s'essuie le front. Un joueur de cartes met sa vie en scène à la façon dont on la joue. Il faut songer au bridge des Anglais, pour écouter Bulumba le fanfaron, l'ode au mâle fort. Il a belle mine, Bulumba, face à son adversaire Sevinho, Sevinho petit, teigneux et sec.
Bulumba ! Han ! Bulumba.
-
Foi de moi, Bulumba ! Han ! Tu penses donc, petit Sevinho, que manger une
dame te fera quelque bien, vampire! Han ! Tu veux même mes sept ? Tu
veux avoir une indigestion ?
- Le porc qui va mourir crie fort. Vous croyez, Bulumba, que je vais parler
de votre mère?
- Ose seulement ! C'est avec mes dents alors que tu devras me manger, méchant
!
- 3-2
- Compte.
- Pas besoin de compter, trois as, deux sept, plus le menu fretin.
- Aïïae ! J'ai oublié l'as de pique.
- Le boeuf est gros et fort et se targue de son embonpoint, mais il ne lui
sert qu'à être mangé plus vite.
Ça rejoue, distribue les cartes qui réagissent de leur moiteur et de leur épaisseur veloutée. Elles s'étalent sur la caisse comme des claques et han ! On jette, on tape, pousse de côté. Mélanger. Couper. Tourner. Blue observe.
-
Bulumba, tu ne gagneras pas aujourd'hui, aujourd'hui le hareng mange le requin
de Belém. Mon papa ne veut pas que je me laisse croquer tout seul dans
la brousse par de grandes bêtes.
- Tais-toi ou je t'avale la langue. Han !
- Tu penses que je ne suis pas le premier fils de mon père ?
- Celui que sa femme assommait quand il rentrait après le coucher du
soleil ? Ah Sevinho, je n'aime pas parler de ton père !
- Tu pensais que je ne savais pas jouer du nerf de boeuf, Bulumba ?
- Aïe, aïe, l'as s'en va.
- Bulumba, tu vas pleurer chez ta mère, ce soir. Le petit est rusé,
il ne pleure pas devant les femmes. Bulumba n'a encore jamais pleuré
et... Han ! Hii ! Aujourd'hui, il sanglote devant sa femme.
- 5-2. On continue ?
- Tu crois peut-être que je ne sais pas courir longtemps, petite souris
?
De derrière :
- 200 sur 6-2.
- 300 sur 5-3 ! Bulumba n'a pas peur.
- Il n'y a pas que la peur qui fait perdre de l'argent !
- Paie un grogue à tout le monde pour apprendre à ne pas regretter
de dire des bêtises.
- Blue, une tournée!
Plus
le jeu avance, plus Sevinho se durcit et Bulumba parle, lui, de moins en moins.
Sevinho profite de ce vide et n'arrête pas de marmonner de plus en plus
bas ; ses mots, inlassables, se font pointus. Voilà qu'il trifouille
les passés, les présents, les humeurs désagréables,
petite vipère. Ce laïus continu commence à émousser
les nerfs du bœuf, Bulumba de Belém, sa tête s'en trouve
toute chaude, précipitant les bévues et s'encombrant les méninges
de gros cailloux de rage.
- 7-3. Tu en veux encore pied de baobab ?
Bulumba répond :
- Oh Monsieur Sevinho, la chance te sort des narines. C'est moi qui t'aurais
mis les cornes sur la tête ? Seulement si j'étais soûl
! Alors, c'est qui ? C'est qui ?
- Les femmes, pour moi, c'est comme les cartes, je n'en joue que lorsque je
suis sûr de gagner, moi !
- Impertinent, tu t'aventures, mais quand il te faudra retirer tous ces mots,
la note sera longue, monsieur le fanfaron.
- Fanfaron en fanfare ! Je te souffle de la trompette quelque part ?
Ton ventre se gonfle encore ? Oui ! Regardez, je suis Sevinho, le fanfaron
de Bulumba.
- C'est un petit comme toi qui pleure son père qui se décompose
ici.
Bulumba s'envoie un coup de poing dans l'abdomen qui résonne un peu
et claque dans le lard.
- Depuis que je lui apprends à se taire, M'sieur Bulumba de Belém
grossit. Cela doit être la honte que ses parents ont de lui qui l'emplit.
- Laisse ma mère à son repos éternel.
- Repos ou finado qui pleure pour son fils qui l'a volée ? M'sieur
Bulumba, vous ne saviez pas qui j'étais ? Il fallait le demander à
vos amis. Ils vous auraient avisé : Sevinho fait enfler les boeufs
de Belém pour mieux les occire.
- C'est cela que tu veux ? Me priver de cachupa et envoyer ma mère
sur la terre pour hanter tes femmes ? Moi aussi, je mange ma cachupa, je veux
aussi mon maïs pilé pour mettre sur le feu. Han ! Han ! Comme
ça !
Bulumba se réveille, mais les cartes ont oublié ses grosses
mains qui sentent mauvais, elles veulent s'en aller ; plus grosses, plus vite.
- 8-4. Tu vas avoir faim demain, Bulumba, et tous ceux qui te prennent pour
un bon père de famille aussi. Tu perds tes larmes et ta famille. Es-tu
sûr que ta femme est exemplaire ?